[Interview] Chantal Loïal, la danseuse au corps flamboyant, Légion d’honneur 2015, qui n’a pas sa langue dans sa poche
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Par Lise-Marie Ranner-Luxin
Le Festival le mois Kréyol revient pour sa quatrième année consécutive le 2 octobre. L’occasion pour Black News de rencontrer sa créatrice Chantal Loïal, Chevalier de la Légion d’honneur 2015 et médaillée de la ville de Paris 2018. La chorégraphe nous raconte sa passion pour la danse, mais aussi les difficultés auxquelles elle est confrontée face aux institutions pour obtenir plus de subventions pérennes.
Imposer son corps dans un univers aux stéréotypes bien ancrés
Chantal Loïal est née en Guadeloupe et danse depuis son plus jeune âge. A tout juste six ans, elle fait ses premiers pas de danse traditionnelle au sein d’un groupe guadeloupéen. Une passion qu’elle va pouvoir concrétiser avec son arrivée en France en 1977. Tout en s’inspirant des chorégraphes afro-américains et africains comme Assaï Samba, Georges Momboye, Lolita Babindamana, chorégraphe du Ballet national du Congo, le Ballet théâtre Lemba, Tchico Tchikaya – chanteur congolais -, et le chanteur congolais Kanda Bongo Man, Chantal Loïal est très consciente d’être une exception. Car il a fallu imposer son corps dans cet univers aux stéréotypes bien ancrés. Les corps noirs sont souvent stigmatisés, catégorisés, résumés à leur couleur, comme ne le sont pas les corps blancs.
Ce corps flamboyant qu’elle habite, ce corps conscient des oppressions et des discriminations qu’il a subi à travers les siècles comme celui de la Vénus Hottentote à qui elle redonne toute sa dignité dans un ballet intitulé On t’appelle Venus. Pour la danseuse, il s’agit de s’approprier le stigmate, de le revendiquer, tout en s’affirmant, en faire un corps politique.
INTERVIEW
Black News : Comment êtes-vous venue à la danse ?
Chantal Loïal : Depuis toute petite, j’aime danser. Ma famille disait qu’il fallait m’emmener au mariage, elle disait : « Pitit ta la ka dansé bien ». [NDLR elle danse bien la petite]. A l’école aussi j’étais choisie pour les spectacles. Ma danse, c’est une danse organique spontanée.
Black News : C’est quoi un corps de danseur ?
Chantal Loïal : Il y a de nombreux stéréotypes, c’est un corps mince qui s’entretient.
Black News : Le vôtre ne correspond pas à ces critères ?
Chantal Loïal : Moi j’arrive comme une exception à la règle. L’avantage d’avoir un corps comme le mien, c’est que je pensais que ça ouvrirait plus de portes en tant que pratique amateur. Un corps gros arrive à se faire une place plus facilement dans des projets hybride dans la danse, le théâtre, il peut être poussé jusqu’à l’extrême, se montrer nu.
« Bien souvent, on doit être juste interprète pour le projet des autres et surtout des hommes chorégraphes. Je suis une autrice noire venant des Antilles… »
Black News : Et vous, comment trouvez-vous votre place ?
Chantal Loïal : Moi, je suis l’exception pour avoir danser avec des compagnies de danse contemporaine comme la compagnie CDELAB et Montalvo Hervieu et Raphaëlle Delaunay, avec le recul, je m’aperçois que très peu de compagnie ont suivi leur modèle à savoir démocratiser tous les corps et toutes les expressions. Il y a une danseuse qui a le même corps que moi dans ma compagnie ; depuis 10 ans qu’elle est sur mes projets, elle n’a pas trouvé de place dans d’autres compagnies de danse contemporaine. Mais sur les plateaux comme le Théâtre de la Ville, Bastille, Garnier, le théâtre de Chaillot, on n’a pas le droit à la parole par nos propres productions. Bien souvent, on doit être juste interprète pour le projet des autres et surtout des hommes chorégraphes. Je suis une autrice noire venant des Antilles et pas d’Afrique. Et pourtant la composante de notre histoire est bien issue aussi de ce territoire. En France, on entre dans des dispositifs d’argent.
Black News : Comment êtes-vous accueillie dans ce milieu ?
Chantal Loïal : Aux Antilles, pas toujours très bien. On doit se battre pour être bien accueillie. On a l’impression que chez soi on n’est pas la bienvenue. Alors qu’ailleurs, j’ai été bien reçue. J’ai fait des performances en Asie, aux USA. Il y a des gens qui m’ont portée. C’est pareil en France, il faut se battre pour être reconnue ; au bout de 25 ans, j’ai parfois l’impression de devoir tout recommencer.
Black News : Votre corps raconte quelle histoire ?
Chantal Loïal : Tout dépend de ce que je défends. La mémoire, les cheveux, la peau, le patrimoine, la femme, l’environnement. Je fais participer toutes les émotions, la culture, l’histoire, les Antilles, l’Afrique. Mon corps peut raconter une histoire noire ou blanche. Je peux raconter ou interpréter un corps discriminé. Quelqu’un m’a dit qu’il fallait dire « discriminé » ou « mis à la marge » plutôt que « racisé ». Parce qu’on peut aussi être discriminé par son statut social que l’on soit blanc ou noir.
Black News : Justement quelles sont-elles ces discriminations dans la danse ?
Chantal Loïal : Il y a aussi un plafond de verre pour les Blancs, mais qui ne sera pas sur leur couleur de peau. Une femme blanche va se battre pour son salaire, un homosexuel pour sa condition.
« Il y a du mépris dans les institutions, de la condescendance. Les subventions ne sont pas à la hauteur d’une compagnie comme la mienne par exemple. »
Black News : Et pour le Noir ?
Chantal Loïal : Il y a du mépris dans les institutions, de la condescendance. Les subventions ne sont pas à la hauteur d’une compagnie comme la mienne par exemple. En France, il y a une hiérarchie en fonction du projet. Il y a l’aide au projet, c’est une aide ponctuelle, il faut passer en commission c’est 5 à 10 000 €. Il y a aussi l’aide à la structuration qui est sur deux ans, mais avant de l’avoir il faut déjà avoir obtenu 3 ou 4 aides au projet et là c’est entre 20 et 25 000 €. Il y a les aides aux conventionnements sur 3 ans et qui sont renouvelables, mais là encore il faut avoir la reconnaissance du réseau de l’entre-soi. C’est un réseau très fermé quand on n’est pas du sérail.
Si tu n’es pas un homme et que tu n’es pas dans les stéréotypes de la danse que la France souhaite, tu es écartée. Et quand tu reçois la Légion d’honneur, la plupart de ceux qui t’avaient aidée te détestent. Il faut être passée sur les scènes nationales comme le Théâtre de la Ville ou Chaillot. Et quand tu atteins ces lieux, on te fait comprendre que tu n’es pas à ta place. Alors que j’ai dansé avec les plus grands. Tes dossiers sont souvent dans les mains de ceux qui n’ont pas persévéré et réussi leur métier de danseur ou de chorégraphe, ils te bloquent le passage de la montée dans le milieu. Bien souvent, ils ne connaissent pas ton parcours. Ma légion d’honneur, c’est de la discrimination positive (!!!) soi-disant pour certains. Toutes les sémantiques verbales sont bonnes pour mettre ton dossier sous terre.
Black News : Comment faites-vous pour persévérer malgré tout ?
Chantal Loïal : Quand je défends mon identité, on me répond que je suis trop spontanée, qu’il faut que je sois plus discrète et moins en colère. Il vaut mieux ne pas être une femme et de surplus noire ! Et si tu es noir, il vaut mieux être homosexuel, tu as plus de chance d’être dans le réseau si tu es un homme noir.
Black News : Justement les corps de femmes noires sont souvent érotisés ou font référence à l’exotisme comme Joséphine Baker, voir sexualisé dans les clips de Rap ?
Chantal Loïal : Cette année, je réadapte une pièce qui s’appelle Joséphine2B. Je l’ai jouée en 2008 sous (le nom de zandoli pati ni pat) au musée du Quai Branly pour parler du chlordécone. C’est une métaphore de cette image de Joséphine de Beauharnais qui était dévalorisante pour nous, et l’Etat qui ne reconnaissait pas sa responsabilité. Beauharnais pour la plantation, et Baker pour la ceinture de bananes. Un de mes danseurs est tombé sur une affiche Joséphine B. La coïncidence est troublante. Quand Macron parle de Joséphine, il fait référence à celle de 1921, celle qui a explosé avec sa Revue Nègre ; nous en 2006, c’était pour faire référence au 100 ans de Joséphine. J’ai décidé donc de réadapter la pièce, qui a plus un rapport avec nous. Comme l’Etat vient de reconnaitre ce crime écologique et environnemental.
« Cette condescendance perpétuelle et ce plafond de verre de ce pouvoir institutionnel partie de mes cauchemars. »
Black News : Qu’est-ce que vous pensez de l’expression « les Noirs ont la danse dans le sang où la musique dans la peau » ?
Chantal Loïal : Je ne suis pas d’accord ! Le Sud et le Nord ont des rapports différents à la danse. Prenez l’Espagne, c’est culturel. Un Blanc qui vit dans un environnement où la danse est présente saura danser. Je voie des Blancs qui dansent mieux que des Noirs, parce que c’est une passion, une vocation.
Black News : Voyez-vous une différence entre les danseurs blancs et les danseurs noirs ? Le corps s’exprime-t-il différemment ?
Chantal Loïal : Tout corps peut exprimer des émotions qu’il soit du Nord ou du Sud, blanc ou noir, l’important, c’est comment le corps peut être au service de l’art et d’un propos.
Black News : Et vous quel est le vôtre, et votre style ?
Chantal Loïal : Je suis transgressive. Je mélange, je tricote, je suis dans un liyannaj, [NDLR mélange en créole] transgressif et surtout transatlantique, sans frontière, sans préjugé. Je me laisse surprendre par les rencontres.
Black News : Quels sont vos meilleurs souvenirs de danseuse ?
Chantal Loïal : Les voyages. C’est d’avoir emmené mon corps de danseuse en Asie ou en URSS. C’était un choc culturel pour eux de voir une danseuse corpulente comme moi mettant la jambe aux oreilles, faisant des grands jetés et remuant des hanches, et ça a été une belle découverte pour eux. Mes voyages en Afrique aussi.
Black News : Et vos plus mauvais souvenirs ?
Chantal Loïal : Cette condescendance perpétuelle et ce plafond de verre de ce pouvoir institutionnel. Ça fait partie de mes cauchemars. Les femmes sont dures avec les femmes dans les institutions et les Noirs et les hommes encore pires entre eux.
Black News : les Noires occupent davantage les champs de la danse jazz et du Hip-Hop, et sont exclus aussi de celui de la danse classique ?
Chantal Loïal : Les Noirs qui veulent faire du ballet vont en Angleterre et ne restent pas en France. J’aurais beau chercher, je ne trouverais jamais une danseuse noire sur pointe en France.
Black News : Aux Etats-Unis la question de l’inclusion des personnes discriminées dans la danse est davantage prise au sérieux ?
Chantal Loïal : Oui, d’ailleurs j’ai fait un clip avec le Chanteur congolais Kanda Bongo Man ; à l’époque, j’ai fait le tour du monde avec lui dans les festivals du compositeur Peter Gabriel. Je suis parfois comparée aux Américains qui font de très belle connections avec ma danse.
Black News : Qu’est-ce que vous avez voulu dénoncer dans votre chorégraphie « Po chapé » ?
Chantal Loïal : « Peau chapé » se passe à Château rouge et Château d’eau. Je voulais dénoncer ces commerces de cheveux synthétiques, ces crèmes éclaircissantes nocives pour la peau, ces crèmes qu’on met devant les enfants pour avoir la peau claire, c’est une conséquence de l’esclavage. C’est vraiment loin de la notion de Château au premier sens du terme !!!
Black News : Et dans « Noir de boue » ?
Chantal Loïal : C’est un joli jeu de mot pour parler du patrimoine mémoriel de la guerre 14-18 avec des hommes et surtout les femmes qui ont soutenu leur homme, alors qu’elles sont souvent absentes des mémoires et parler aussi de la participation des noir(e).s au combat pour la France.
Black News : Vous avez dansé pendant le confinement ?
Chantal Loïal : J’ai dansé sur les plateformes. J’ai posté des choses. J’ai dansé en bas de chez moi sur la dalle et pour LYmé ba yo. Sur un mois, sur la résilience de nos histoires, j’ai offert. [NDLR : LYmé ba yo est un concert donné à l’occasion de la Journée de commémoration des victimes de l’esclavage].
Black News : A quoi pensez-vous quand vous dansez ?
Chantal Loïal : A ma compagnie. Elle est fragile. Je suis dans l’insécurité et au bon vouloir de la personne qui est en face de moi. Si je tiens encore, c’est qu’il y a des gens qui m’ont soutenue, j’ai rencontré une femme très à l’écoute au Ministère de la culture, qui est depuis 3 ans nommée haut fonctionnaire à l’égalité, la diversité et la prévention des discriminations et qui tente de faire bouger les lignes, malgré les changements de cabinet. Avec tout ce que j’ai donné pendant 25 ans avec mon équipe, le compte n’y est pas.
Black News : A quoi pensiez-vous pendant la remise de votre Légion d’honneur ?
Chantal Loïal : J’ai pleuré, j’étais émue, je pensais à ma compagnie. C’était un combat culturel pour les danseurs, pour l’équipe, et pour tous ceux qui m’avait accompagnée.
Black News : Est-ce que le corps est politique ?
Chantal Loïal : Oui, il l’est. On n’a pas le choix, car on est doublement discriminé, à notre insu et par la force des choses. Je regrette juste de ne pas avoir assez la langue dans ma poche, j’aurai peut-être mieux réussi…?