Abidjan. Le cinéaste Philippe Lacôte agressé par des « microbes » pendant le tournage de « La nuit des rois »
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Par Elia Hoimian
Quand la réalité se substitue à la fiction ou quand la réalité fait écho aux événements socio-politiques du 13 août dernier en Côte d’Ivoire. « C’était une attaque grave », raconte Philippe Lacôte à CNN, venu présenter « La Nuit des Rois », son dernier film en sélection à la dernière Mostra de Venise. En décembre dernier, alors qu’il terminait le tournage du film qui raconte la vie de Barbe Noire (Steve Tientcheu, #LesMisérables), un caïd et chef de gang au sein de la célèbre prison de la #Maca -, Philippe Lacôte, cinéaste franco-ivoirien a vécu une brutale agression par un gang de jeunes « microbes », armés de machettes.
Une expérience traumatisante
Tard dans la nuit dans les rues d’Abidjan, en Côte d’Ivoire, l’auteur-réalisateur franco-ivoirien, se baladait seul. C’est à cette occasion qu’il a été agressé et blessé à la tête, à la main et à la jambe par des jeunes armés de machettes, communément appelés « microbes ». « C’était une attaque grave », raconte Lacôte à CNN, en mentionnant cela non pas pour rendre l’incident sensationnel mais pour souligner « l’étrange coïncidence ». « Ce n’était pas lié (au film) et ce n’était pas personnel non plus », explique-t-il, mais plutôt un cas de « fiction qui prenait toute sa réalité dans ma vie ».
Trois opérations après et une convalescence de plusieurs mois, Lacöte, guéri, avec un rire légèrement nerveux, se dit en sécurité et heureux de pouvoir partager le film. Il faut dire que la carrière de Philippe Lacôte a souvent été émaillée d’événements majeurs de la vie de son pays. Parti réaliser un documentaire sur ses amis d’enfance de Wassakara dans la commune de Yopougon, il est surpris par la rébellion de septembre 2002. Il réussira néanmoins, sous couvre-feu, à réaliser Chroniques de guerre en Côte d’Ivoire, un 52 minutes entre documentaire, fiction et narration personnelle qui lui aura finalement pris 5 ans.
En 2014, entre plusieurs documentaires, il réalise Run, son premier long-métrage, sélectionné au 67e Festival de Cannes dans la catégorie « Un certain regard ». Faisant écho à Chroniques de guerre en Côte d’Ivoire, Run mêle la réalité de la violence de la crise qui a secoué le pays de 2002 à 2011 et la fiction.
Pour son deuxième long métrage, « La Nuit des Rois », Lacôte tourne son objectif vers les jeunes membres de gangs appelés « microbes », qui ont fait régner la violence à Abidjan au lendemain de la rébellion qui s’est muée en guerre pendant 10 ans en Côte d’Ivoire. Un phénomène de « microbes » qui continue encore depuis de régner dans les rues d’Abobo, lieu de naissance du phénomène, avec des incursions sporadiques dans d’autres quartiers d’Abidjan qui subissent la furie meurtrière de ces « jeunes en conflit avec la loi », comme les appelle le gouvernement ivoirien apparemment peu désireux d’enrayer cette folie meurtrière. Car comment comprendre qu’on fasse sortir des chars pour empêcher des manifestations de femmes à Cocody, comme ce fut le cas le 21 août 2020, et que l’on soit incapable d’arrêter une minorité de voyous concentrés dans un seul quartier, armés d’armes blanches qui sèment la désolation sur leur passage ? Les derniers événements socio-politiques en Côte d’Ivoire en sont la parfaite illustration.
Les « microbes », un phénomène encore d’actualité
Le 13 août dernier lors des manifestations contre le 3e mandat controversé du chef de l’Etat ivoirien, les jeunes des différentes villes du pays dont Bonoua, Divo, Daoukro, et Yopougon à Abidjan ont été attaqués par des gens armés de gourdins et de machettes. Fait plus grave, relevé par Amnesty International sous le titre « Côte d’Ivoire. La police permet à des hommes armés de machettes d’attaquer des protestataires », ils étaient accompagnés par la police nationale. Il faut dire que cette police est composée, depuis la guerre de 2011, d’anciens rebelles incorporés dans le corps de la police en récompense de leur participation à la mise en place du nouveau pouvoir d’Abidjan. Ainsi, au sein de la police officielle, il y a des éléments qui n’ont ni le niveau ni la formation normale de policiers mais qui ont été intégrés à la police nationale. De là à penser que c’est cette frange de la police, proche du pouvoir, qui a été dépêchée pour empêcher les manifestations pacifiques n’est pas une hérésie.
La « Nuit des rois », la vie au cœur d’une prison
Le film suit Roman (Koné Bakary), un microbe jeté dans les entrailles de la tristement célèbre prison de la Maison d’Arrêt et de Correction d’Abidjan (MACA), qui doit raconter des histoires aux détenus lors de sa première nuit ou rencontrer la mort aux mains du chef de gang Barbe Noire en déclin (Steven Tientcheu, « Les Misérables »). Roman choisit de raconter l’histoire du Zama King, un jeune hors-la-loi, qui emmène son public dans un voyage à travers la Côte d’Ivoire dans l’espace et le temps. Pendant ce temps, une lutte de pouvoir entre des gangs de prisonniers se joue hors scène.
Ce film, qui a fait ses débuts dans les festivals de Venise, Toronto et New York – et qui « a été sélectionné pour Busan (Ndlr Festival du film de Corée de Sud) », dit le réalisateur – est une nouvelle étape dans la renaissance de l’industrie cinématographique ivoirienne et une preuve supplémentaire du talent de Lacôte.
« Quand on voit cette prison […], il est difficile de ne pas penser à la Côte d’Ivoire, à nos dirigeants, au combat que nous menons depuis 20 ans maintenant. »
Les films de Lacôte font étroitement corps avec le réalisateur, « Je ne fais pas beaucoup de films … Je ne peux tourner que ce qui m’est essentiel », dit-il. Et ici aussi, il a sa propre histoire avec La MACA.
« Quand j’étais enfant, ma mère était dans cette prison pour des raisons politiques et je me rendais à la prison un jour par semaine, seul dans un taxi collectif ou un bus. J’avais huit ou neuf ans, et j’essayais d’observer la manière dont les prisonniers communiquaient entre eux et avec les gardiens. C’était comme un royaume entier pour moi avec des rois, des princes, des valets. »
« Ma prison, la prison de la « Nuit des Rois », est très réaliste, mais à l’intérieur, ce n’est pas comme la MACA. Vingt-cinq pour cent de nos acteurs dans cette prison étaient de vieux prisonniers dans la vie réelle. Il était important pour nous d’avoir aussi la langue, l’argot, des jeunes, parce que 80% des gens de La MACA ont moins de 30 ans. La réalité vient de la façon dont les prisonniers parlent, dont ils marchent, c’est l’atmosphère de la prison qui était la plus importante pour moi. Si vous avez cela, vous avez la vérité de l’endroit », raconte-t-il.
« La Nuit des Rois », une lutte de pouvoir
Bien qu’il soit tiré d’une des pièces de Shakespeare (« Twelfth Night »), il faut y voir une métaphore d’une lutte de pouvoir. « Quand on voit cette prison, comment les gens veulent prendre le pouvoir, il est difficile de ne pas penser à la Côte d’Ivoire, à nos dirigeants, au combat que nous menons depuis 20 ans maintenant. Mais ce n’est pas une métaphore directe. J’ai voulu, avec ce film, aller à l’intérieur de l’esprit des prisonniers, montrer la prison avec ses codes et ses lois. »
« Il était important pour moi de me déplacer entre le monde moderne, le monde ancien, le monde mythique, le monde mystique – c’est notre façon de voir la vie. »
« Il est important aujourd’hui de faire des films en Afrique qui incluent notre vision du monde. Nous devons mettre notre perception et notre culture dans nos films, et la culture de la Côte d’Ivoire n’est pas aussi logique, comme on pourrait le comprendre dans la culture européenne. La frontière est très fine entre les choses réelles et les choses magiques, les mondes invisible et physique, les morts et les vivants. Toutes ces frontières sont en perpétuel mouvement. Il était important pour moi de me déplacer entre le monde moderne, le monde ancien, le monde mythique, le monde mystique – c’est notre façon de voir la vie. »
L’objectif de Lacôte, mettre la Côte d’Ivoire sur la carte du cinéma international. « C’est important pour moi, même si ce n’est qu’un seul film », explique-t-il. « Nous ne voulons pas être en dehors de cette carte. Nous avons notre vision, nos histoires et notre façon de filmer, et nous voulons l’apporter et y participer. C’est une position politique d’être à Venise et à Toronto, parce que l’Afrique d’aujourd’hui est laissée de côté pour beaucoup de choses. Et nous ne voulons pas être mis à l’écart. »