Djédjé Apali : chronique d’une mort annoncée
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Par Lise-Marie Ranner-Luxin
Joëlle, la sœur de #DjédjéApali qui s’est confiée à nous, l’avait pressenti : il est arrivé quelque chose de grave à son frère. Elle qui depuis de nombreux mois se bat pour que l’enquête ne soit pas classée sans suite, vient d’apprendre la terrible nouvelle. Le comédien ivoiro-antillais, qui s’était illustré dans « Le gang des Antillais », s’est suicidé le 12 juillet 2019, en se jetant sous un train.
Un homme disparaît… sur les quais
Le témoin qui avait vu Djédjé en octobre 2019 et discuté avec lui, s’est certainement trompé sur la date, car le temps a passé et le confinement nous a fait perdre la notion du temps. Depuis le début, rien ne concordait dans cette affaire. Une enquête qui piétine et surtout des allégations de toutes parts de personnes prétendant l’avoir vu, et reconnu à différents endroits. Mais la famille et la police s’était basées sur le témoignage de Rebecca Valentine Marival, une attachée de presse qui aurait croisé Djédjé à la gare de l’Est à Paris au mois d’octobre 2019. Elle est formelle : il avait un costume qui sortait du pressing à la main, avec une valise. Il a pris le temps d’échanger quelques mots avec elle avant de la laisser parce qu’il était pressé. Il devait prendre son train pour rentrer chez lui, à Reims. C’est sur cette information cruciale, que circule l’avis de disparition de Djédjé sur les réseaux sociaux, relayée ensuite par plusieurs personnalités du show biz. En fait, la jeune femme avait croisé Djédjé entre le mois d’avril et le mois de juillet, ce qui concorde davantage avec sa mort. Elle ne pouvait pas deviner qu’il partait pour un voyage au bout de l’enfer. Quid en revanche de l’autre femme, celle photographiée à ses côtés lors de la victoire de la coupe du monde de football, dont on ignore l’identité et qui ne s’est jamais manifestée. Personne ne sait qui elle est. Personne ne la recherche, elle. Cette chère inconnue aurait-elle disparue elle aussi ? …
Pour comprendre ce geste fatal, il faut remonter à l’enfance tourmentée de Djédjé et de la « famille Apali ». Dépression, burn-out, fragilité mentale…
La dernière séquence…
Cet écorché vif, et les mots sont importants, qui dissimulait ses blessures à son entourage, en particulier à ses proches, a bien pris soin de mettre en scène sa disparition tragique. Que se passe-t-il dans sa tête, ce matin du 12 juillet 2019 ? En bon comédien, il ne pouvait ignorer la présence des caméras de surveillance qui ont filmé le plan-séquence, son ultime scène. Les réalisateurs qui l’ont vu à l’œuvre sont d’accord sur un point, Djédjé était un perfectionniste. Il faisait même gagner du temps, pas la peine de faire plusieurs prises, en général, c’était bon avec seulement deux. D’après les policiers qui ont vu l’enregistrement, on le voit se diriger vers la gare, le traveling s’arrête sur le quai. Il y reste au moins 10 minutes. C’est long dix minutes (!), pour une scène au cinéma. C’est 600 secondes pendant lesquelles, il faut choisir le bon angle, la bonne lumière, mais cette fois, Djédjé n’a droit qu’à une seule prise. Alors il marche, il tourne, il s’assoit, il attend. Il attend celui qui va lui donner la réplique, pardi. Et il va entrer dans le champ, à l’heure, à Très Grande Vitesse même, quand c’est le bon moment, Djédjé a quelques secondes pour sauter. Il ne faudrait surtout pas se rater. Coupé ! Fondu au noir, c’est dans la boite.
Pour comprendre ce geste fatal, il faut remonter à l’enfance tourmentée de Djédjé et de la « famille Apali ». Dépression, burn-out, fragilité mentale… les causes liées au suicide sont multiples et les raisons de ce passage à l’acte remontent souvent à des blessures liées à l’enfance qui n’ont malheureusement pas cicatrisé une fois devenu adulte. Le plus souvent, les hommes qui mettent fin à leurs jours ne parlent pas de leurs problèmes et soucis à leurs proches, mais choisissent un confident qui ne fait pas forcément partie du sérail, et le confident de Djédjé n’était pas du cercle. Cet acte violent en dit long aussi sur la vie secrète de Djédjé, réservé en apparence pour ses proches, et raconte une trajectoire qui remonte sans doute de son enfance et son adolescence blessées, jusqu’à sa mort. Puis, film après film, permet d’analyser cette fin tragique.
Itinéraire d’un enfant pas gâté…
Quand il se donne la mort en se jetant sous un train, ce matin du 12 juillet 2020, rien pourtant ne semble prédestiner Djédjé à connaître un destin aussi dramatique. Né le 6 janvier 1975 à Orléans, Djédjé Apali de son véritable patronyme, est le fils d’une française originaire de la Guadeloupe prénommée Angèle, et d’un père de la Côte d’Ivoire, Mathias Apali. C’est à l’âge de 14 ans que le premier coup dur est porté. Djédjé a deux sœurs à l’époque. Joëlle son ainée de trois ans, a 17 ans, et Priscilla la cadette, 5 ans. Toute la famille déménage en Côte d’Ivoire. Le changement de vie est radical. Le père qui en France était analyste financier n’a pas de travail dans un premier temps. La famille vit dans un quartier résidentiel, avec boy et gardien, et c’est la mère qui subvient au besoin du foyer, avec son emploi d’aide-soignante.
Et puis arrive la guerre civile, une situation qui va paralyser l’économie du pays et plonger la population ivoirienne dans une grave crise et les familles avec. Eclatent les premières disputes et la famille aussi. Au bout de deux mois, la mère décide de rapatrier sa fille ainée Joëlle en France. Protégée, la jeune fille arrive à Vitry-sur-Seine, mais les deux autres enfants restent là-bas, et c’est l’horreur. Djédjé qui marche souvent à pied pour aller à l’école, attrape une sorte de microbe mal soigné, « il est proche de l’amputation de deux orteils » me confiera sa sœur Joëlle et conservera toute sa vie la cicatrice. La famille connaît l’enfermement, la solitude ; Djédjé n’a pas d’amis, il est coupé de tout. Quand enfin le père concède à la demande de la mère de retourner en France, Djédjé aura passé un an dans cet enfer. La mère quitte la Côte d’Ivoire avec Djédjé et Priscilla, récupère en France son autre fille Joëlle, s’installe à Orléans, et la famille respire enfin.
Les films de sa vie
Quand Djédjé choisit le métier de comédien, il a pour habitude de ne pas donner de nouvelles. Il ne raconte pas sa vie, devient de plus en plus secret. Il disparaît, parfois pendant quelques années, sans donner de nouvelles, puis réapparaît. Sa filmographie démarre en 2003 avec Eux seuls de Lionel Kaplan, et l’année suivante, il obtient un rôle dans Noir quand la lumière est éteinte. La lumière viendra certes plus tard, mais entre-temps, il joue dans plusieurs courts métrages, dont Terre d’asile, qui lui vaut le prix du Jury du jeune espoir masculin, au Festival Jean Carmet de Moulins. Il décroche ensuite un premier rôle dans le film Après l’océan d’Éliane de Latour, sorti en 2009. Une prestation jugée déjà à l’époque époustouflante. Djédjé donne la chair de poule lorsqu’il apparait à l’écran. Sa sœur Joëlle se souvient d’avoir été invitée à l’avant-première. Elle en garde un bon souvenir. Les moments où elle peut voir son frère sont tellement rares. Et Djédjé est très pudique sur sa famille.
Lire aussi : Interview vérité avec Jean-Claude Barny, le réalisateur de « Nèg Maron » et « Le Gang des Antillais » (Partie 1)
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En 2013, il est choisi par François Ozon pour interpréter Peter dans Jeune et Jolie. Encore une fois, on s’attarde sur son personnage. C’est aussi cette année-là qu’il est fait chevalier des ordres des Arts et des Lettres, une autre reconnaissance dont il est très fier. Mais celui qui va lui permettre d’accéder à la notoriété en 20016 avec Le Gang des Antillais, c’est Jean-Claude Barny. Pour ce film qui bouscule les conventions, Barny veut des comédiens qui crèvent l’écran. Pour jouer face à Eriq Ebouaney qu’il a déjà croisé sur 35 rhums, et qui a tourné avec les plus grands dont Brian de Palma, il faut un Volteface. Quand Barny voit Djédjé pour la première fois, le coup de foudre est immédiat. Sa prestation à fleur de peau ne fait pour lui aucun doute, il a trouvé celui qui allait incarner Loïc Cléry. La composition de Djédjé est telle, que le réalisateur salue sa capacité à faire ressortir une sidérante vulnérabilité derrière l’aspect tonitruant de ce gangster au machisme à peine voilé. Et le film joue aussi avec la complicité des autres comédiens. La sensibilité de Djédjé fait des merveilles, et son face-à-face avec Jocelyne Bérouard dans le rôle de la mère antillaise inquiète pour son fils, doit certainement faire écho avec la sienne. Quasiment et unanimement loué, certes, mais pour la septième, il en faut plus, les places sont rares surtout quand on est un comédien noir, et la France n’est pas les Etats-Unis, nous sommes loin des Spike Lee et autres Steve McQueen. Dans le monde racisé du cinéma français difficile d’être visible, à part peut-être sur Netflix. Justement Jean-Claude Barny voulait lui annoncer la bonne nouvelle, Le gang passait sur la célèbre plate-forme. Il n’aura malheureusement jamais l’information.
Le combat d’une mère
Après les fêtes de fin d’années de 2018, la mère de Djédjé n’a pas de nouvelles durant toute l’année 2019. En 2020, avant le confinement, elle se rend deux fois à Reims. Entre janvier et mars. La première fois, elle va directement à l’appartement de son fils ; elle est seule, et glisse un mot sous la porte. Inquiète, elle poursuit sa route au commissariat, car elle a un étrange pressentiment, elle veut porter plainte. « Non madame » lui répond la police « votre fils est adulte, il a le droit de disparaitre ». La deuxième fois, la mère de Djédjé est encore seule, elle glisse encore un autre mot sous la porte ; mais cette fois, guidée par son instinct maternel, appelle les pompiers. Ces derniers accèdent au salon par le balcon. La mère de Djédjé attend derrière la porte le cœur ballant. Les pompiers lui disent que l’appartement est propre, mais vide, il n’y a personne. Encore une fois la maman de Djédjé retourne voir la police, même réponse.
Glad, un ami qui lui veut du bien
La vie de Djédjé, n’est pas à l’image du Cœur des hommes. Mais il a toujours eu un ami sur lequel il pouvait s’appuyer ; d’ailleurs, c’est plus qu’un ami, c’est un frère. Il l’appelle même « Frérot ». « T’inquiète pas frérot » lui disait-il souvent, « ça va le faire » ! C’est lui qui est à l’initiative de l’avis de disparition. Glad Amog Lemra est cinéaste, et c’est l’un des derniers réalisateurs à avoir fait jouer Djédjé. Dans son film Djoli (vidéo en début de l’article), Djédjé s’appelle Glad comme son ami ; c’est lui qui demande au réalisateur d’emprunter son nom et prénom, pour interpréter ce chauffeur qui va tout faire pour sortir une jeune femme sous la coupe d’un couple de proxénètes de la prostitution. Glad aussi a du mal à situer la chronologie exacte des événements, mais il se rappelle avoir braver la distanciation des 100 km pour aller à Reims avec son ami Christian, à la recherche d’indices. Il veut mener son enquête car Djédjé n’a pas l’habitude de le laisser sans nouvelles aussi longtemps. Glad met dans la confidence Jean-Claude Barny, Alex Ogou, et Owell Brown, une union sacrée entre cinéastes prête à tout pour découvrir ce qu’il s’est passé. Arrivés sur place, les deux hommes, questionnent les voisins, vont au supermarché en montrant de photos de Djédjé. Certaines personnes le reconnaissent, mais disent que cela fait longtemps qu’elles ne l’ont pas vu. Confinement oblige, personne n’est étonné de ne voir…personne.
L’enquête de Glad ne donne rien, mais lui permet tout de même de contacter le bailleur de Djédjé qui le met en relation avec sa mère. Il l’appelle, se présente, elle lui dit qu’elle a entendu parler de lui. Spontanément il l’appelle « maman ». La mère lui propose alors de faire front commun et de mener le combat ensemble. La petite sœur Priscilla aussi, l’appelle avec l’aval de la mère bien entendu, pour lui dire qu’elle est au courant du lien qui les unit.
Recherche Djédjé désespérément
Nous sommes au mois d’avril 2020, la mère de Djédjé, Glad et Christian, se donnent rendez-vous à Reims, et décident d’aller au commissariat. Arrivés sur place, on leur refuse dans un premier temps l’accès. Ils bataillent, supplient pendant trois heures, rien à faire. La police ne veut pas les recevoir, ils sont fermés à cause du confinement. Ils choisissent alors de faire la tournée des hôpitaux, qui sait, et décident plus tard de se rendre au domicile de Djédjé. Arrivés sur place, ils constatent que la boite aux lettres est pleine à craquer. Qu’à cela ne tienne, ils vont la défoncer, à la recherche du moindre indice. Avec la montagne de courriers, ils retournent au commissariat. Finalement, la police accepte de recevoir une seule personne, la mère en l’occurrence. Cette dernière ressort avec une simple main courante, alors qu’elle espérait un avis de disparition. Le groupe ne se laisse pas abattre pour autant et se rend à la banque, qui leur dit que depuis un certain déjà il n’y a aucun mouvement sur le compte. Quant à l’opérateur téléphonique, il répond que les infos sont confidentielles ; quel après-midi de chien ! Il faut alerter le père, Djédjé et lui s’était vus pour la dernière fois en 2018. Glad toujours avec Owell Brown et Alex Ogou, passent par leurs réseaux ivoiriens pour entrer en contact avec lui. Le père n’a aucune nouvelle de son fils depuis sa dernière visite. La mère repart donc pour Orléans, déçue ! Mais Glad garde tout de même sa pièce d’identité et une photocopie de la main courante, ça peut toujours servir.
L’appartement
Arrivé sur Paris, Glad appelle l’Espagne, Djédjé devait jouer dans Un mundo prohibido de Salvador Calvo. Entre-temps, il avait contacté la police qui lui répond qu’ils n’ont pas avancé. Les mois passent… Ne tenant plus, Glad propose à la mère de retourner à l’appartement. Toujours accompagné de Christian, il est au rendez-vous. Nous sommes le 7 juillet 2020, cette-fois ci, la mère est escortée de Priscilla et d’une autre sœur, Patricia. Djédjé n’avait jamais donné de double à ses proches ; sur place, ils appellent un serrurier. L’appartement est toujours propre, sauf le balcon où les oiseaux ont laissé des traces de leur passage. La mère a pris soin de ramener des gants pour tout le monde, il ne fallait pas laisser d’empreintes, on ne sait jamais. Chacun dégaine son téléphone portable et prend des clichés.
Dans l’appartement il y a des photos, des manuscrits, des vidéos de travail, le roman sur lequel Djédjé racontait le parcours initiatique de frères jumeaux, deux ordinateurs, son portefeuille avec sa carte d’identité, sa sécu, son permis de conduire, sa carte grise, son porte-monnaie qui contient une vingtaine d’euros. Glad reconnait un costume noir à rayures qui porte encore l’emballage du pressing. Tiens tiens, serait-ce le costume que tenait Djédjé quand il a croisé l’attachée de presse à la gare de l’Est ? Il y a aussi un téléphone portable sans puce, ils ont pris soin de vérifier, mais pas de trace du passeport. Et c’est à cette seule pièce manquante, que la mère va se raccrocher. Son fils est parti en voyage, il veut prendre du recul, il veut s’éloigner de la famille, du cinéma, il veut qu’on lui fiche la paix. D’ailleurs, il a l’habitude de disparaître et de réapparaître. Pas de trace non plus du véhicule, la police dira plus tard à la famille qu’il a été retrouvé sur un emplacement interdit et emmené à la fourrière. Il faut partir maintenant, et régler le serrurier. La mère garde les clefs, donne un double au bailleur, et avec toutes ces infos, ils tentent une dernière fois de retourner au commissariat. Ils sont reçus dehors et la police les encouragent à poursuivre leur investigation. Mais précise tout de même que c’est au procureur de la République de décider des suites de l’enquête. Glad, de retour à Paris, prévient ses amis, et alerte les réseaux sociaux. Djédjé a vraiment disparu, et il lui est arrivé quelque chose de grave. La mère fatiguée, passe le relais à sa fille ainée Joëlle qui entre en scène et fait le lien avec la police. Elle ne les lâchera pas, et ne veut surtout pas que l’enquête soit classée sans suite. Elle est encore plus déterminée que sa mère à connaitre la vérité. C’est finalement son acharnement qui alertera la presse et relancera l’avis de disparition.