Nas : 30 ans au sommet du game
Par Antoine « Wave » Garnier
Le 28 février, Nas fêtait ses 30 ans au sommet du rap au Madison Square Garden, à l’occasion de la sortie du troisième volet de la trilogie King’s Disease. En hommage à cet esthète des lyrics qui a survécu à toutes les modes, nous vous proposons l’interview publiée en 1994 dans Black News (version papier) à la sortie de Illmatic, son premier album culte. Une interview réalisée par notre regretté Antoine « Wave » Garnier.
S’il fallait trouver une alternative au gangsta rap, celui-ci aurait pour nom Nas. Retour du son new-yorkais avec celui que tout le monde connait sous le nom de Nasty Nas.
Comme le rap qu’il pratique depuis longtemps aux côtés des « originaux » – Main Source, Large Professor, Joe Fatal, Akynelye -, Nas a évolué. « De Live At The BBQ » à « Half Time », sa réputation n’a cessé de s’étendre. Un exemple ? Il demande de ne plus l’appeler « Nasty » Nas. Question de maturité. Cette même clairvoyance qui semble revenir dans le rap, après que le bouchon a été poussé plus loin qu’il ne le devait par les maisons de disques cupides et des rappeurs « de circonstance ».
Dans cette optique, Nas s’est entouré d’une prestigieuse équipe de producteurs (DJ Premier, Pete Rock, Q Tip, Large Professor, L.E.S), dont la seule mention rallie tous les fans de hip-hop et qualifie sa production de « butter » (meilleur).
23 H 30, heure française. Un coup de fil transatlantique de Joe et Nas s’explique pendant une demi-heure.
Black News : Comment s’est passé la rencontre avec les producteurs ? Ne s’est-il pas posé un problème d’homogénéisation des productions et quelle atmosphère avez-vous cherchée à créer ?
Nas : Large professor m’a présenté à Pete Rock, de même qu’à Premier et Q Tip (A Tribe Called Quest. Ndlr) qui avaient tous déjà entendu parler de moi. J’ai toujours été un fan de leurs musiques et je respectais ce qu’ils faisaient. Dès que nous avons discuté, nous savions vers quelle direction aller, où ils pouvaient m’amener. C’est ainsi qu’ils ont considéré qu’il me fallait un son qui corresponde à mes textes afin de faire ressortir toute leur teneur. Ils les ont respectés et ont mis à ma disposition un certain format. Des « beats » étaient préparés à l’avance et on décidait du choix final.
BN : Avec le son que vous proposez, est-ce que l’on peut avancer qu’il confirme le retour du son new-yorkais, par opposition à celui de la côte Ouest ? C’est-à-dire la primauté des paroles sur la mélodie ?
Nas : Ça a toujours été mon style. Je respecte la musique de la côte Ouest, mais personnellement, j’ai toujours porté davantage attention aux textes pour les hisser à un autre palier. Oui, on peut, sans se tromper, dire que c’est le de New York, je dirai même universel parce que c’est une musique révolutionnaire.
BN : Que pensez-vous de la dernière tendance qui voudrait que le public fasse beaucoup plus attention à la mélodie sans se préoccuper des paroles ?
Nas : Le rap traverse des stades. Parfois, c’est parce que certains morceaux « sonnent » mieux ou parce que certains MCs se présentent avec beaucoup de textes, mais que la musique derrière ne suit pas ; alors que le public veut entendre le « flot » des mots jouer avec le rythme. Pendant un moment, ça n’a plus été qu’une question de « beats ». J’ai continué à me concentrer sur des textes et mon truc est sorti comme tel, avec les « beats » adéquats. Tu as besoin des deux pour que cela marche.
BN : Pouvez-vous expliquer ce qui vous a amené à supprimer « Nasty » de votre nom de scène ?
Nas : Tout le monde est, un jour ou l’autre, confronté à certaines situations et évolue. Je m’appelle Nasty Nas. Je serai toujours Nasty Nas. Mais avant tout, je porte le nom que ma maman m’a donné, c’est le dimunitif de mon nom. A l’époque, j’étais « nasty » au micro. C’était une manière de me présenter. Après, mon style a évolué.
BN : Aujourd’hui, de nombreux artistes avancent qu’ils veulent « rester proches de la réalité, quelle que soit la production. Ce trait ne perd-il de son sens à travers cette revendication ? Le monde du spectacle peut-il rimer avec la réalité ?
Nas : Oui, sans aucun doute. Parce que c’est comme ça que Madonna fait de l’argent. Elle est « real » sous tous les angles et elle est millionnaire.
Quelle est la prochaine étape en ce qui concerne votre carrière ?
Nas : Je veux du pouvoir.
BN : Vous parlez de la vie dans le ghetto, mais qu’elle est l’alternative après le fait que de nombreuses personnes en aient déjà parlé ? Quelle est l’étape suivante ?
Nas : Quand j’ai écrit mes textes, je n’ai pas expressément voulu que ça sonne ghetto. Il y a trop de rappeurs qui parlent d’armes à feu ou de ce genre de trucs. C’est pourquoi, j’ai décidé de ne pas orienter mes textes dans ce sens. Je parle toujours d’une diversité de choses, des trucs qui touchent à la religion, des sujets auxquels les personnes âgées ou des gens avec un degré de curiosité plus élevé tendent l’oreille.
Quand j’ai commencé, mes textes se moquaient de la religion ou attaquaient d’autres rappeurs, mais je voulais que ma manière de faire sonne différemment. J’ai un peu conforté cette réputation du temps où je m’appelais Nasty Nas, mais j’en ai amélioré le style. J’en ai tellement vu que je ne pouvais pas finir avec un contrat discographique de rappeur de ghetto : il me fallait décrire ce qui amène à traverser un « frère ». Quand je me retrouvais dans des situations où j’étais confronté au stress, je me suis rendu compte que je trouvais un soutien dans le rap. J’ai voulu faire la même chose pour les autres qui se retrouvent dans des situations complètement merdiques. Je voulais que ma musique les accompagne dans les moments difficiles.
BN : Comment expliquez-vous tout ce temps long avant d’obtenir un contrat d’enregistrement ?
Nas : Parce qu’un garçon comme moi, originaire de Queensbridge qui essaie de monter à Manhattan et s’adresser à un responsable exécutif pour qu’on me donne de l’argent pour un album sonnait fou. Je ne savais pas comment m’y prendre ni comment ça marchait. Je savais simplement ce que je ne voulais pas faire : renoncer à mon intégrité. J’étais prêt à tout, tant que l’on me donne les moyens de prouver ce que je suis. Je savais qu’il me fallait au moins faire un disque parce que j’étais doué. Le créateur m’a offert ce don, il était à ma charge de trouver le moyen de le transmettre aux autres par la voie d’un vinyle, « The hard struggle », mais si vous savez ce que vous êtes supposé faire, alors vous le faites.
BN : Quelle est la prochaine étape en ce qui concerne votre carrière ?
Nas : Je veux du pouvoir.
Mon souci principal n’était pas d’être signé, mais d’être entendu. Mais au fil du temps, c’est devenu mon but(…) J’ai démarché de nombreux labels, il s’avère que c’est Columbia qui a été intéressé grâce à !’intervention de Serch
BN : Avez-vous eu des doutes quant à votre signature ?
Nas : Mon souci principal n’était pas d’être signé, mais d’être entendu. Mais au fil du temps, c’est devenu mon but(…) J’ai démarché de nombreux labels, il s’avère que c’est Columbia qui a été intéressé grâce à !’intervention de Serch (Depuis la séparation de Third Bass, MC Serch gère son label Serchlite Music Production Company. Ndlr). Je crois que les gens gui m’ont signé devaient être intéressés par mes textes parce qu’aujourd’hui, la carrière de nombreux artistes s’articule autour d’un leitmotiv. C’est vrai, je crois que l’on peut noter ce progrès de la part des maisons de disques.
BN : Pensez-vous qu’avec ce succès, certains vous écoutent parce qu’ils se reconnaissent dans ce que vous dites ou parce qu’ils veulent faire de vous leur réalité ?
Nas : C’est difficile de répondre. Je crois que ceux qui sont vraiment dans le rap écoutent tous les MC’s qui sortent et il y a un certain style qu’ils veulent entendre. Ça les influence pour devenir un bon MC ou mettre de I ’ordre dans leur vie ou simplement parce qu’ils aiment un certain type de musique. Je ne peux pas vraiment dire ce que les gens aiment en moi.
BN : Vous bénéficiez de beaucoup de promotion actuellement. Pensez-vous qu’il y a un prix à payer pour y arriver et comment tentez-vous d’éviter de vous voir écraser par cette impressionnante machine qu’est le monde du disque ?
Nas : Incontestablement, si vous bénéficiez de beaucoup de promotion, il vous faut « assurer ». Comment j’évite la pression ? J’analyse le rap, je l’ai toujours fait. Je pourrais enseigner le rap, je pourrais même écrire un ouvrage. C’est comme ça que je souffle. Personne ne peut me dire ce qu’est le rap car j’ai ma propre opinion comme tout un chacun. Je ne me laisse pas avoir par les coups foireux de la mode où tu poses pour des publicités. Tout ce que j’offre, c’est de la musique.
J’écoutais Ice Cube, Main Source, Kool G Rap et Rakim. Ceux qui m’ont incité à faire du rap sont Run DMC et LL Cool J. L’amour que les gens avaient pour ce que Run DMC faisait […]C’est le rêve de tout le monde d’être « the man ».
BN : Quels rappeurs écoutiez-vous et quels sont ceux qui vous ont incité à faire carrière ?
Nas : J’écoutais Ice Cube, Main Source, Kool G Rap et Rakim. Ceux qui m’ont incité à faire du rap sont Run DMC et LL Cool J. L’amour que les gens avaient pour ce que Run DMC faisait. A l’époque où ils étaient au sommet, tout le monde les aimait, s’habillait comme eux. C’est le rêve de tout le monde d’être « the man ». Ca, ça m’a inspiré.
BN : Si vous n’aviez pas été rappeur, qu’auriez-vous fait ?
Nas : Je ne sais pas. J’aurais sûrement pensé à assassiner la C.I.A. (rires).
BN : Voyez-vous une différence entre être populaire et réaliser le « crossover » ?
Nas : Oui, quand vous réalisez le « crossover », vous faites quelque chose afin de séduire un public particulier, mais ce n’est pas la bonne démarche à suivre. Par contre, réussir peut vouloir dire être populaire.
BN : Comment voyez-vous le « retour » sur les ondes et dans les clubs de la génération dit « Old School » grâce au soutien de radios type Hot 97 ?
Nas Même s’ils étaient des pionniers, je continue ä croire qu’au” fond d’eux-mêmes, ils ne pensaient pas que le rap durerait aussi longtemps et qu’il rapporterait autant d’argent. C’est pourquoi, ils tentent un “come-back » qui n’est pas simplement motivé par l’amour de la musique.
BN : Pensez-vous que leur retour couvre le gouffre qui existe entre leur génération et la vôtre ?
Nas : Non. Le seul fait nouveau est qu‘ils reviennent. Les seuls dont j’apprécient le retour sont Run DMC et Whodini, mais ils ne disent pas grand ’choses. Le but, c’est de dire quelque chose.
BN : Comment voyez-vous le hip-hop moderne ?
Nas : Celui qui rase tout sur son passage. C’est déjà fait, mais il y a toujours du chemin à parcourir. Par exemple, dominer toutes les ondes, radio et télévision confondues.
BN : Vous parlez de la culture hip-hop ou de la musique rap ?
Nas : De la musique rap. La culture hip-hop a déjà pris le dessus, maintenant c’est au tour de la musique.
BN : Oui, mais la version qu’on nous présente a été quelque peu édulcorée…
Nas : Oui, c’est pourquoi il est temps que le rap s’installe et vienne réparer les dégâts.
BN : Pensez-vous que la culture populaire soit prête à accepter la version de la culture hip-hop ?
Nas : Cela dépend de l’intelligence du rappeur qu’ils écoutent. Ce que Snoop est en train de réaliser, c’est dominer. Il forcera tout le monde à parler de lui, de ce qu’ils n’ont jamais entendu du rap. Mais ils parlent de lui. Je crois qu’il a compris ce truc.
Nas, lllmatic (1994), LP (Columbia/Sony)
Interview publiée en juillet 1994 dans le magazine Black News